Yves Léonard, spécialiste de l’histoire contemporaine du Portugal

Tout au long du mois d’avril, nous avons célébré le cinquantième anniversaire de la Révolution des Œillets. En effet, le 25 avril 1974 a marqué un tournant historique au Portugal. Parmi les nombreux spécialistes qui se sont exprimés sur le sujet, j’ai choisi de mettre en lumière l’historien Yves Léonard, enseignant à Sciences Po Paris et auteur de l’ouvrage “Salazar, le dictateur énigmatique” aux éditions Perrin paru le 18 avril 2024 en France.

Bonjour Yves, pourriez-vous nous partager votre plongée dans l’histoire politique et culturelle du Portugal ?

Yves : Je suis un peu l’anomalie dans le système, je suis un des rares non portugais à s’intéresser au Portugal de manière académique et universitaire parce que la plupart de ceux qui en France s’intéressent au Portugal sont majoritairement lusodescendants ou portugais installés récemment en France ou qui sont en transit entre la France et le Portugal. Moi, je ne suis rien de tout ça, mon patronyme me trahit même si j’essaie d’ajouter un “o” à la fin de mon nom pour faire un peu plus luso (rires). Je plaisante je reste Léonard, d’ailleurs on m’a longtemps pris pour un anglais au quotidien sûrement quelque chose de physique car je dois avouer que je n’ai rien de portugais. Breton par mon père, pyrénéen par ma mère et parisien de naissance, il n’y a rien de portugais dans tout cela. J’ai découvert le Portugal à l’âge de 20 ans. Je l’ai souvent raconté c’était un choc pour moi, il y a eu comme une révélation presque mystique. Quand je suis arrivé au Portugal, j’ai eu le sentiment comme une confirmation, un mélange ambigu, peut être dû au fait de ce tropisme breton qui était en moi, via mon père, la Mer, le Finistère, vous voyez toutes ces choses là, les terres de granite de la Bretagne, je me suis dit que je n’étais pas du tout en terrain inconnu alors que je ne parlais pas un mot de portugais et comme beaucoup de français ou d’étrangers qui arrivent au Portugal, à l’époque et encore aujourd’hui je ne connaissais pas un piètre mot de l’histoire, de la littérature, du patrimoine culturel. Cela a été vraiment une page blanche sur laquelle j’ai commencé à écrire, cela s’est évidemment complété, amplifié et bonifié par une histoire sentimentale puisqu’à l’époque je connaissais une jeune femme d’origine portugaise qui était de Porto, et évidemment cela a conforté tout cela. Nous avons deux grands fils qui sont binationaux, à la fois portugais et français. Évidemment c’est une inscription dans le temps qui est très forte. Une fois cette affaire sentimentale évoquée qui est importante même si on s’est séparé, j’ai toujours gardé un attachement profond pour le Portugal.

Je faisais des études d’histoire aussi en parallèle de Sciences Po, j’ai pu assouvir ma soif de connaissances en essayant de m’intéresser de plus près à l’histoire du Portugal. Quand je vous parle de cela, c’était à la fin des années 80 quand j’ai vraiment voulu approfondir la recherche historique, il y avait très peu de choses en France surtout sur la période contemporaine. Je suis ce que l’on appelle un historien contemporanéiste, c’est à dire du XIXe et XXe siècle. Il y avait des choses sur l’expansion maritime, l’âge d’or du XVIe siècle mais sur la période contemporaine il n’ y avait rien donc il fallait susciter un intérêt. J’ai eu la chance de croiser un certain nombre de gens, des universitaires, des historiens, des modernistes qui m’ont accompagné dont Frédéric Mauro qui était professeur à l’université de Nanterre et puis les contemporanéistes français et spécialistes du XXe siècle qui m’ont accueilli à Sciences Po. Ils n’étaient pas spécialisés sur le Portugal mais ils m’ont dit : “cela nous intéresse parce que cette dictature salazariste elle est particulière, on voudrait en savoir plus sur les questions coloniales et tous ces thèmes”. Mon directeur de thèse, Serge Berstein, m’a beaucoup épaulé, encouragé même si lui-même n’était pas un spécialiste du Portugal. Puis de fil en aiguille, là-bas au Portugal j’ai créé des liens avec pas mal d’universitaires il y a 30 ans, aujourd’hui ils sont très connus comme António Costa Pinto, Nuno Severiano Teixeira ou bien encore Fernando Rosas.

Si vous voulez au départ, mon intérêt pour le Portugal était à la fois sentimentalo-touristique et une révélation qui a évolué. J’ai voulu faire connaître auprès des français l’histoire du Portugal, sa richesse, sa complexité, éviter tous les stéréotypes, enfin on ne les évite pas malheureusement, ce que le film ‘La Cage dorée” avait très bien décrit.

Je souhaiterais que l’on aborde plus en détails la biographie que vous avez publiée du dictateur António de Oliveira Salazar et votre regard sur cette période de l’histoire du Portugal.

J’ai moi-même étudié le thème de la dictature durant mon premier Master Recherche à Paris X Nanterre. J’ai réalisé deux mémoires sur la dictature en Amérique latine, notamment sur l’Uruguay un pays situé entre le Brésil et l’Argentine. A l’époque je cherchais un pays méconnu, j’ai découvert un film documentaire “Secretos de Luchas” de Maiana Bidegain présenté au Festival de Biarritz. Ce film racontait le cheminement de cette réalisatrice pour reconstruire la mémoire familiale dans la lutte contre l’oppression et pour la justice pendant la période noire de la dictature militaire uruguayenne. Pour l’écriture de mon second mémoire, j’ai rencontré Carlos Liscano (écrivain uruguayen) au Salon du Livre à Paris. En 1972 à Montevideo, Carlos Liscano a été emprisonné à l’âge de 23 ans par le régime militaire. Pendant 13 ans, il a connu la torture, l’humiliation, l’étrange relation qui lient les victimes et les bourreaux. Ses écrits sont bouleversants notamment son récit “Le fourgon des fous”. J’étais admirative de son parcours, de son humanité et de sa résilience. Nous avons lié une sincère amitié, je lui ai rendu visite à Montevideo en 2017 et j’ai gardé un merveilleux contact avec sa compagne Monica. Malheureusement Carlos Liscano est décédé l’année dernière. Toutes les rencontres que nous faisons au cours de notre vie nous permettent d’évoluer et de transmettre à notre tour nos propres expériences personnelles et professionnelles. Il m’est important d’avoir cette ouverture d’esprit sur le monde qui nous entoure, cette curiosité de découvrir de nouvelles cultures, de nouvelles destinations et de vivre de nouvelles émotions.

En parlant d’émotions, pourriez-vous nous exprimer votre sentiment sur cette période contemporaine ?

Yves : Oui bien sûr, ce qui m’a intéressé dans le vingtième siècle portugais c’est qu’il est très riche d’événements et de périodes qui sont à la fois singulières et dans certains cas ont ouvert des horizons, des perspectives. La première République en 1910, c’est un événement important, c’est la seule République en Europe avec la France avant la première guerre mondiale. Peu de gens le savent d’ailleurs même si elle n’a pas vraiment réussi cela a été une expérience extrêmement insolite, extrêmement forte et avant-gardiste d’une certaine manière. La Révolution des Œillets en 1974 ouvre de nouveaux horizons. C’est un événement si vous voulez dans la singularité et je crois que c’est très intéressant de l’aborder de manière académique, universitaire, en essayant d’approfondir, de chercher des sources et d’apporter de nouveaux éléments de connaissances pour en montrer toute leur fertilité, leur fécondité et toute l’actualité. On le voit d’ailleurs avec ce qu’il vient de se passer au Portugal avec les élections législatives du 10 mars 2024. Il faut un effort de pédagogie, d’explication par rapport aux jeunes générations, leur montrer ce que cette révolution a apporté et leur expliquer les temps qui ont précédé. On arrive à cette question de la dictature salazariste et du débat sur la nature du régime. J’ai écrit un bouquin, il y a plus de 25 ans en 1996, qui a été réédité à plusieurs reprises avec une nouvelle version en 2020 “Salazarisme & fascisme”. Je continue de penser que le régime salazariste est plutôt un régime de nature autoritaire. On sent bien les empreints sinon la fascination chez certains pour le régime ou de la nostalgie. Mais pour autant, est-ce qu’on doit dire autant untel est fachiste ? Je crois qu’il faut, sur ces mots qui ont une charge très forte et qui ont un sens historique, être précis. Là n’est pas le sujet à mes yeux, ce qui m’importait c’est le fonctionnement de cette dictature au quotidien, à travers les modes opératoires de sphère politique mais aussi de se nourrir des apports de l’histoire sociale, de l’histoire par le bas comme on dit. Aujourd’hui elle commence à se développer sérieusement au Portugal et j’ai essayé à la fois de l’intégrer et de m’en nourrir. D’ailleurs j’ai longuement travaillé sur la biographie de Salazar qui est déjà sortie au Portugal et depuis le 18 avril en France “Salazar, le dictateur énigmatique” (Perrin).

La date de sortie de la biographie a été choisie par rapport au cinquantième anniversaire de la Révolution des Œillets malheureusement elle a une actualité au regard de la montée en force d’un parti d’extrême droite (Chega) dont les sources d’inspiration ne sont pas que le salazarisme, il y a le populisme antisystème actuel qu’on observe un peu partout en Europe et dans le monde. A l’époque lorsque j’ai signé chez Perrin, c’était un personnage déjà à la fois du passé, oublié, pas au Portugal mais en Europe, personne n’en parlait plus vraiment. Au Portugal c’est très compliqué parce que c’est un personnage très complexe. La mémoire est très ambigüe, on le voit avec la résurgence actuelle via Chega.

Sur Salazar on a la chance d’avoir des sources documentaires assez abondantes, notamment aux archives nationales de Lisbonne. J’avais commencé pour d’autres recherches en 1995 (25 ans après la mort du dictateur). J’ai commencé à ce moment là à exhumer, explorer les correspondances, c’est parfois très frustrant aussi parce que ce sont des fonds d’archives vous le savez il y a un moment, on ne trouve pas ce que l’on veut ou plus exactement c’est asymétrique, c’est un fond très déséquilibré. En gros dans la correspondance, vous avez une masse impressionnante de lettres, de courriers de tous types qui sont adressés à Salazar et les réponses de Salazar c’est 10 % des lettres qui lui sont envoyées parce que certaines réponses ont été perdues, certaines classées sans suite, d’autres n’appelaient pas de réponses. On aurait aimé savoir un peu plus comment il réagissait à tel ou tel type de sollicitation ou de courrier un peu plus documenté sur la politique. J’ai beaucoup travaillé sur ces fonds là. J’ai rencontré un certain nombre de personnes. Comme j’ai commencé il y a longtemps, il y avait encore des témoins de l’époque, j’ai rencontré certains de ses collaborateurs, de ses ministres. Des rencontres extrêmement intéressantes qui ont nourri ma réflexion parce que je considère que l’histoire sociale, c’est très important de l’écrire et de la faire mais il me semble qu’on ne peut pas comprendre le salazarisme, sans penser en profondeur, la vie, le parcours, la biographie de cet homme. Ma démarche a été en quelque sorte de me démarquer de mes prédécesseurs qui ont fait une biographie de Salazar, il y en a peu mais il y en a une imposante qui est celle de son ancien ministre des affaires étrangères Franco Nogueira, écrite dans les années 70, début des années 80, six volumes impressionnants. C’est une base documentaire que je considère comme très solide et intéressante.

J’ai tenté de faire un portrait équilibré de Salazar. J’ai une vision évidemment très critique du personnage mais j’essaie de faire à la fois la part des choses, d’expliquer un certain nombre de phénomènes avant de me mettre à juger. Je pense que c’est toujours un danger quand on fait de l’histoire et c’est même à contre sens. On n’est pas là pour juger, pour être un procureur mais pour essayer de comprendre et d’expliquer. Mais avant tout, il faut comprendre. Il ne faut pas oublier cette étape importante, essentielle, préliminaire qui est souvent occultée. Il faut essayer de garder à distance à la fois ses propres sentiments et les jugements de valeur ou moraux qu’on peut porter. Ce n’est pas très simple parce que le personnage est complexe et mystérieux et d’ailleurs Perrin a voulu l’intituler “Salazar, le dictateur énigmatique”. J’ai accepté car je trouve que cela résume assez bien le personnage. C’est un personnage qui résiste beaucoup, qui s’est entouré de beaucoup de masques, beaucoup de protection, de mystère sur sa vie personnelle pour mieux exalter un rapport à la nation. On disait qu’il était marié avec la nation et c’est très compliqué de faire la part des choses et de décortiquer tout ça. Je m’y suis efforcé, j’ai fait des détours, j’ai écrit une histoire de la nation portugaise justement pour bien m’imprégner aussi de toute l’écriture de l’histoire au Portugal. Vous voyez tout cela est assez cohérent tout en faisant des pas de côté en prenant mon temps.

On est sur un personnage dont au Portugal les gens n’en n’ont pas fait complètement le deuil. Le régime était corrompu autour de lui, il a laissé faire cette corruption, il l’a même entretenue mais à titre personnel il ne s’est pas enrichi.

Que pensez-vous de la fameuse trilogie “Fado, Fatima, Football” que l’on nomme les 3F ?

Yves : Je suis un peu réservé, comme toutes les formules c’est un résumé trop réducteur et un peu erroné parce que Salazar n’aimait pas le football. Ce n’était pas assez érudit pour lui professeur d’université. Pour la Coupe du monde de 66, j’ai regardé dans son agenda quand le Portugal est arrivé troisième avec le joueur Eusebio. Il retourne à Lisbonne et en tant que président du Conseil, il les accueille mais dans son agenda il leur accorde seulement 15 minutes ce qui témoigne quand même d’un intérêt très relatif. Par contre le régime s’en est servi, il l’a instrumentalisé tout comme le fado, respectueux des traditions. Fatima c’est plus emblématique, c’était le culte de la Vierge, très important dans la construction du régime, dans sa consolidation y compris dans la chronologie. Tout cela mériterait d’être approfondi, nuancé et rendu plus complexe qu’une formule choc des trois F.

Tout à fait… J’ai lu que vous parliez plusieurs langues dont le portugais et l’espagnol…

Yves : Au début effectivement je ne parlais pas un mot. Les gens étaient sympas avec moi à l’époque, il y avait pas mal de personnes qui parlaient le français au Portugal, beaucoup moins aujourd’hui et puis quand ça n’allait pas je parlais anglais.

Finalement c’est pour cette raison que tout le monde vous prenez pour un anglais… Ce n’était pas que physique… (rires)

Yves : Voilà, j’avais un look un peu british en plus à l’époque. Je n’avais pas le handicap des français qui avaient appris l’espagnol et qui arrivaient au Portugal en se disant on va leur faire plaisir et leur parler en espagnol ou en portuñol, ce mélange assez douteux entre le castillan et le portugais. J’avais fait à l’époque de l’anglais et de l’allemand. J’avais fait également du latin, toutes ces langues latines ont des racines communes, ça m’a aidé ensuite pour apprendre le portugais. Ça m’a permis de faire face à la fois à la vie quotidienne sur place et même de donner quelques interviews. Lors des recherches en castillan, il vaut mieux le pratiquer un peu pour connaître l’essentiel mais ça serait très prétentieux de dire que je parle couramment l’espagnol.

Avez-vous une ville ou une région coup de cœur au Portugal?

Yves : J’ai un attachement particulier pour Porto, à la vallée du Douro, j’ai été ensorcelé par Cabo da Roca. La région c’est certainement l’Alentejo, j’adore Evora.

Quels sont vos autres centres d’intérêts dans la vie quotidienne ?

Yves : Ils sont multiples, la littérature en général, je passe mon temps à lire des écrivains inspirants de toutes les nationalités. En France, des grands classiques, des standards, Stendhal, Zola et Aragon sont pour moi les incontournables, des sources d’inspiration. Au Portugal, José Saramago (prix Nobel de la littérature), Eça de Queiroz, Lídia Jorge et Miguel Torga.

Il y a le sport qui occupe une place importante dans ma vie, dans ma construction personnelle. Je fais beaucoup de vélo. J’ai écrit un livre il y a une vingtaine d’années sur l’histoire du tour de France parce que je voulais en historien m’intéresser un peu à ce récit national autour du tour de France qui est un monument, un lieu de mémoire, une passion d’enfance. J’ai pratiqué le football et le tennis dans ma jeunesse. J’aime voyager, il y a beaucoup de pays qui m’intéressent et que j’aimerais découvrir. Il y a bien évidemment ma vie de famille.  

Quel message souhaitez-vous transmettre à travers votre métier d’enseignant ?

Yves : Dans le travail d’enseignant auprès des étudiants il faut apporter une connaissance de la manière la plus rigoureuse, la plus simple possible. Transmettre c’est quelque chose qui me motive, le contact avec les jeunes générations est toujours très profitable avec leurs questionnements qui ne sont pas les questionnements de ma génération. L’historien est aussi à la fois le pédagogue, le passeur, le transmetteur.

Merci Yves pour cette magnifique transmission de votre savoir et de votre intérêt pour l’histoire du Portugal.

A l’attention de nos lecteurs, si vous souhaitez approfondir vos connaissances sur les sujets abordés dans cette interview, je vous propose de découvrir les différents liens indiqués ci-dessous :

Arroser les œillets d’avril par Yves Léonard (article mis en ligne le 07/05/2024)

Pour accéder au replay du documentaire diffusé le dimanche 28 avril sur France 5 avec Yves Léonard en tant que conseiller historique : « La révolution des Œillets » : il y a 50 ans, le Portugal renversait la dictature

Pour revoir l’émission du Frantugais Mag n°71 : José Cruz reçoit Yves Léonard Historien fan du Portugal

Pour terminer l’interview en image, je vous présente la couverture du magazine l’Histoire dans lequel Yves Léonard a rédigé un très bel article à l’occasion du cinquantenaire de la Révolution des Œillets.

José Cruz et moi dans le studio d’enregistrement du Frantugais Mag