Le jeudi 4 juillet, je me suis rendue avec mon frère au festival d’Avignon, nous avons assisté à la magnifique représentation de “Saudade, ici et là-bas” au théâtre 3S. Cette pièce de théâtre musicale est un énorme coup de cœur, j’ai été profondément touchée par l’histoire de cette famille, du questionnement de cette fratrie sur la mise en vente de la maison de leur père au Portugal, des souvenirs d’enfance et intergénérationnels. Nous passons vraiment par toutes les émotions, les trois artistes sont talentueux, charismatiques et généreux sur scène. Au chant Isabel (Joana, son prénom dans la pièce), Dan (Idalio) à la guitare, on comprend rapidement qu’il s’agit d’un théâtre musical car plusieurs instruments de musique font partie du décor à plusieurs reprises. Parmi toute cette saudade qu’on évoquera dans cet article, j’ai adoré également le personnage de Simon (Manu, neveu de Joana et Idalio) divertissant et touchant à la fois avec son bel accordéon.

Au-delà de toutes les critiques positives parues dans la presse, j’ai eu envie d’en savoir davantage sur les deux comédiens Isabel Ribeiro et Dan Inger Dos Santos. D’ailleurs lors de mon premier échange avec Dan, il me disait qu’il était originaire de la région de Santarém (capitale provinciale du Ribatejo) où mon père avait construit sa maison. Cet article me tient particulièrement à cœur car nous avons vécu les mêmes situations de vie avec mon frère en décidant de garder la maison de notre père à son départ, il y a deux ans.

Pourriez-vous nous raconter respectivement vos parcours artistiques ?
Dan : Pour résumer, cela fait un peu plus de 30 ans que je suis dans la musique. Au départ, j’étais menuisier-charpentier, j’ai tout laissé pour vivre de ma passion. A quinze, seize ans, ma première expérience artistique c’était justement le théâtre avec un copain qui m’avait emmené dans une troupe, cela m’a ouvert plein de perspectives. Je suis tombé dans la marmite du rock’n’roll. Je me suis lancé dans la guitare et puis pendant une dizaine d’années j’ai fait pas mal de dîners-spectacles. C’est comme ça que j’ai appris à me perfectionner sur la gratte et sur ce que je voulais chanter. Petit j’écoutais ma mère qui chantait dans la cuisine des airs qui me semblent être du fado et mon père écoutait les grands artistes français et portugais, mais moi dès l’adolescence j’étais plus attiré par le Blues et le rock’n’roll avec Elvis Presley, Paul Personne, Bill Deraime, Johnny ou Eddy Mitchell.
Ce qui m’a fait vraiment avancer c’est justement à partir du moment où j’ai découvert le travail de Rui Veloso (lien YouTube: Rei do Blues) de me dire que c’était possible de faire de la musique, pas forcément rock’n’roll mais avec les inspirations que j’avais de la musique américaine chantées en portugais. Et c’est à partir de là que j’ai intéressé la maison de disque, il y a eu pas mal de gens, justement du monde lusophone: Brésil, Cap-Vert, j’ai réussi à atteindre les radios françaises, radio Latina, je me suis rapproché aussi à cette époque là d’une association portugaise de fado « GaiVota » dans laquelle je suis toujours d’ailleurs, ce qui m’a permis en rencontrant les musiciens de faire ce mélange artistique.
Concernant la pièce de théâtre, Isabel avait pris contact avec moi pour chanter ensemble, je me sentais plutôt flatté. Je l’ai invitée dans un petit endroit à Champigny que j’affectionne tout particulièrement qui s’appelle le Belvédère, cela s’est super bien passé. Isabel avait déjà à l’époque cette idée de faire un documentaire, de montrer ce que nos parents ont vécu, ce qu’est vraiment la culture lusophone. Le documentaire n’a pas été fait mais on lui a proposé de faire une pièce de théâtre. Elle a lancé sur Facebook une annonce en disant qu’elle cherchait un guitariste portugais pour une pièce de théâtre. Je lui avais dit que connaissant pratiquement tous les guitaristes de fado de Paris, ce serait difficile, que ça m’étonnerait qu’ils jouent la comédie mais par contre moi ça me plairait bien. C’était un vieux rêve !
Isabel : J’ai commencé avec le chant c’est quelque chose qui me plaisait depuis toujours, je me rappelle j’avais une maîtresse qui avait dit à mes parents qu’il serait bien qu’on m’inscrive dans une école qui fait études et chant. A côté de l’école je prenais des cours dans une chorale, “la maîtrise de jeunes filles” cela a duré très longtemps, je crois peut être huit ou neuf ans quelque chose comme ça et j’avais quand même toujours cette envie de jouer sauf que j’étais trop timide pour ça. Moi, c’était ma zone de confort. Je faisais de la danse aussi, du dessin mais sans jamais vraiment sauter le pas, de l’acting du jeu, de la comédie. Un jour justement avec “la maîtrise de jeunes filles” on s’est associé avec le cours de théâtre du conservatoire pour faire la pièce “Esther” de Racine. Il y a une partie jouée, puis il y a le cœur des jeunes filles qui est la partie chantée de cette pièce. J’ai eu l’occasion d’assister aux répétitions, être vraiment dans une ambiance de théâtre, et je me suis dit: je voudrais vraiment explorer ça. Je trouvais cela passionnant de voir comment le metteur en scène travaillait avec la comédienne qui avait le rôle principal. Ça m’intriguait beaucoup et je voulais aller vers ça. Et puis, il y a eu quelques années qui se sont passées peut être deux ans, je me suis jetée à l’eau et je me suis inscrite dans une école qui démarrait en même temps que moi parce que je me sentais pas d’aller dans les cours Florent ça faisait un petit peu peur, ces grosses institutions. Mon école enseignait à la fois le chant, le placement de voix, la danse et aussi l’expression corporelle, le placement dans l’espace et le théâtre contemporain, le théâtre classique et des ateliers. Quand je me suis retrouvée sur scène il y a vraiment un truc fort qui s’est passé et la possibilité aussi de combiner tout cela ensemble parce que je me suis rendue compte que ça faisait partie de moi. J’avais la possibilité de toucher à tout ça, je parle de cela il y a 20 ans, en sortant de cette école, j’ai eu la chance de jouer tout de suite.
Félicitations à tous les deux, cette rencontre s’est faite il y a 7 ans si j’ai bien compris mais quand avez-vous commencé à jouer la pièce “Saudade, ici et là-bas” ?
Dan : En juillet 2021, la pièce a été créée en plusieurs fois, on est parti sur des improvisations. Isabel a écrit l’histoire. Elle m’a laissé aussi l’espace pour dire ce que j’avais envie de dire. J’espère que cela donnera envie à certaines personnes de parler des soldats portugais qui ont combattu et d’autres choses que j’avais envie de dire.
J’ai vu que vous avez joué à Monaco, à Paris, au festival d’Avignon également l’année dernière ce renouvellement cette année prouve une certaine confiance, un certain succès.
Isabel : Tout à fait, on était au théâtre “Les trois soleils” qui maintenant s’appelle le théâtre “3S”, on poursuit dans le même lieu même si c’est plus du tout la même direction. En tout cas, c’est le même espace. L’an dernier, c’était une petite salle, on ne la remplissait pas, on faisait des moitiés de salle. Nous, on se disait: c’est quand même plutôt pas mal. Et effectivement, on nous a confirmé que c’était vraiment très bien pour une équipe qui était complètement inconnue qui venait pour la première fois. Pour le festival, cela semblait logique d’y retourner une deuxième année pour confirmer ça et on avait auprès du public toutes ces réactions positives des gens du théâtre, des gens qui sont habitués à voir tout type de pièces, des gens qui ne sont pas du tout portugais. Toutes ces personnes sortaient enchantées de la pièce, c’était une vraie confirmation de notre place déjà dans ce festival. En plus des spectateurs qui venaient avec ce regard complètement étranger, cette histoire, cette culture, et pour nous, le plus gros défi était là parce que jouer devant des personnes d’origine portugaise, à priori, on sait que ça va les toucher mais le vrai défi c’est de jouer devant des personnes qui n’ont rien à voir avec cette culture et on a vu qu’elles étaient émues de la même façon mais pour d’autres raisons.

J’aimerais aussi souligner l’originalité du spectacle avec la projection d’images historiques, c’est quelque chose que l’on ne voit pas souvent et je trouve que c’est une excellente idée visuellement pour les spectateurs… La question suivante est en lien avec le titre de votre pièce… Qu’évoque pour vous la “saudade” ?
Dan : Quand j’ai fait mon duo avec Lio, c’était la question qu’on me posait déjà à l’époque, le mot “saudade” comment peut-on le traduire ? Aujourd’hui, je peux dire qu’il n’y a pas besoin de le traduire car le mot “saudade” existe déjà en français tout simplement. La définition qui m’a le plus interpellé, c’était celle de Lio qui a répondu: c’est le manque mais on aime ce manque. J’en ai d’ailleurs fait une chanson lorsque des êtres nous manquent ou que le pays nous manque. C’est universel, tout le monde peut avoir une saudade.
Isabel : Pour moi, c’est un état d’âme lié au manque, au manque de ce qu’on a connu, un manque un peu imaginaire, de ce qu’on ne connaît pas aussi. Il y a toutes ces projections, notamment dans les travaux de Fernando Pessoa. C’est vraiment cette nostalgie, ce spleen, à la fois teinté de tristesse mais de joie aussi. C’est tout ce mélange de sentiments qui n’est pas propre qu’aux portugais. C’est ça qui est chouette quand les gens voient la pièce ils se rendent compte que finalement la saudade c’est ce qu’ils vivent aussi comme nous. Le mot existe déjà effectivement, c’est un terme “saudade” comme on utilise spleen qui n’est pas français comme mot.
Quel sentiment avez-vous sur les jeunes générations nées en France aujourd’hui par rapport à leurs origines portugaises ?
Isabel : Je pense que les générations passant, on s’éloigne de nos origines. On sent qu’on a un besoin de revenir à une espèce de socle pour comprendre cela c’est le truc classique de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va et puis, effectivement il y a ces générations que je découvre aussi, ceux qui aiment beaucoup le Portugal, les vacances, le foot, ces choses là et puis il y a ces générations là, ces jeunes, comme des jeunes journalistes avec lesquels on a contact et qui savent tellement de choses sur la culture qui sont tellement au fait de tout ce qui se passe même historiquement, je pense que c’est une nécessité de comprendre vraiment d’où ils viennent et de s’accrocher à quelque chose qu’ils sentent disparaître un petit peu quand même. C’était ça aussi le pourquoi de la pièce “Saudade, ici et là-bas”, c’est raconter quand même quelque chose qui s’est passé et dont les acteurs de cette histoire-là, plus ça va et moins il y en a, ils partent où ils décèdent, parce que forcément ils avancent en âge, c’est une population qui commence un peu à partir. Si on n’en parle pas à un moment donné, on ne va plus en parler du tout et ça va s’oublier. On sent effectivement qu’il y a un besoin comme ça de comprendre, de découvrir, de raconter et c’est formidable, tout à fait.
Dan : Par rapport aux jeunes, moi j’ai l’impression qu’il y a plusieurs cas. Il y a des gens qui revendiquent tous le côté portugais. Ils sont pratiquement tous fiers d’être portugais. Il y a évidemment des gens qui en parlent moins, c’est pas une question de honte mais ils veulent s’intégrer ici, qui sont peut-être même déçus de cette image qu’on donne toujours ici du Portugal en France. Toujours les mêmes clichés, je parle même pas du maçon, de la femme de ménage, même au niveau de la musique par exemple, il y a vraiment tous les cas de figures. Toujours est-il que, pour revenir sur la pièce, ce qui est assez curieux, bien souvent, la première génération qui a fait “o salto” (le saut) a très peu parlé de cette époque là. Une espèce de honte pour certains, une certaine pudeur pour d’autres, on n’en parle pas plus que ça, ni du contexte politique ni du pourquoi ils sont venus. Et ils ont été quelques uns à aller vers Isabel en disant votre spectacle c’est notre histoire que vous avez racontée. Des enfants étaient présents et se sont aperçus en voyant les photos de Gérald Bloncourt que c’était plus que du théâtre et du cinéma, c’était du réel. Ce sont des photos qui ont été prises en noir et blanc, ce sont des personnes qui existent encore.
Isabel : Je pense aussi que pour les générations qui ont suivi qu’il y avait aussi un besoin de s’intégrer. Beaucoup savaient à peine parler portugais parce qu’il fallait parler français. On a donné des prénoms français. Aujourd’hui parmi ceux qui ont 40 ans, ils sont aussi chefs d’entreprise, ils font de belles carrières. Je pense aussi à cette réussite sociale, c’est une fierté.
A partir de quel âge recommanderiez-vous cette pièce de théâtre ?
Isabel : Je crois qu’ils l’ont mise à partir de dix ans, avant c’est peut être un peu trop tôt, c’est vraiment tout public, familial, il n’y a aucun problème. Les enfants commencent à comprendre certaines choses et on a vu des réactions chez des enfants d’ailleurs qui ont beaucoup surpris leurs parents, dernièrement il y avait un papa portugais et sa femme française qui étaient venus avec leurs deux filles. A la fin de la pièce, elles ont pris leur père dans les bras, elles n’ont rien dit. Les parents ne s’attendaient pas à ça, c’est qu’elles ont compris quelque chose tout de suite, l’histoire de leur père et de leurs grands-parents, je trouvais ça tellement beau. Cela m’a bouleversée, cette réaction-là, pour moi, tout était là. Je me suis dit : c’est pour cela que cette pièce existe. On avait réussi à obtenir ce qu’on attendait.
Dan : Après c’est toujours pareil, c’est peut être jeune pour certains peut être moins pour d’autres, ça dépend aussi de la perception de chacun. C’est une pièce tout public comme le dit Isabel, elle est complètement abordable.
Une belle sortie familiale, en vous écoutant on voyage à travers la musique, à travers les mots, à travers les images, on ressent vraiment cette saudade…
Isabel : Le voyage se fait à travers la musique, à travers les différentes projections, comme une immersion pour le public, il manquerait plus que les parfums. Le metteur en scène, Alexis Desseaux a vraiment lui aussi voulu faire partie du voyage, dans le sens où lui connaissait peu cette culture et il voulait que le public ressente ce que lui ressent aussi quand il entend parler de tout ça.
Dan : Le fait de travailler avec un metteur en scène français et une production française est justement de nous empêcher d’être “trop pro portugais”. Il se met aussi à la place du public français.
Isabel : C’est vrai que déjà dans l’écriture Alexis était très investi puisque dès que j’écrivais quelque chose je lui montrais, il me disait : poursuis comme ça, il évitait vraiment qu’on tombe dans cette espèce de cliché et faire pleurer dans les chaumières. Il voulait vraiment que ce soit quelque chose d’ouvert et qu’on raconte quelque chose qui puisse toucher tout le monde, pas qu’une communauté, de donner des chances au spectacle d’avancer sans être dans une revendication. Ce spectacle ne se veut pas politique, je ne revendique rien, je raconte quelque chose, des faits et ça s’arrête là. C’est une histoire du Portugal mais aussi de la France, ce qui lie ces deux pays ensemble, juste quelque chose de factuel, une histoire d’amour, une histoire familiale. Quand on personnifie une communauté ou un peuple, ça touche les gens différemment et d’un coup les gens sont beaucoup plus proches des personnages, de la situation et de l’histoire d’un peuple.
Un grand merci pour la qualité de ces échanges, j’ai vraiment à cœur de mettre en avant des parcours comme les vôtres. Donner une autre ouverture sur notre double culture, sortir des clichés, Paris Latina News c’est une façon de partager une nouvelle image de notre patrimoine, partager la modernité de la culture lusophone sans oublier nos coutumes pour autant dont nous sommes très fiers.
Dan : J’avais eu une conversation avec l’actuel président de la chambre de commerce et d’’industrie franco-portugaise Carlos Vinhas Pereira qui me disait : il y a eu “La cage dorée” avec Ruben Alves et il y a “Saudade, ici et là-bas” avec vous. Mais ce qu’il faudrait c’est écrire sur les gens qui ont réussi.
Isabel : C’est une fierté en plus pour les parents d’avoir fait ce sacrifice. Les portes étaient ouvertes pour qu’on puisse faire tous ces beaux parcours, ce sont toutes ces pierres qui ont été posées dans le bon sens, toute cette progression. Moi qui ai fait beaucoup de généalogie justement quand je vois comment les choses avancent je trouve cela incroyable. Parler de leur histoire, c’est un peu notre pierre à l’édifice. C’est ce que je dis au public c’est votre histoire qu’on raconte sur scène et c’est très important pour nous. Une reconnaissance de cette génération-là et leur montrer que nous sommes fiers d’eux.
Pour nos lecteurs, nous informons que le 5 octobre une nouvelle représentation de la pièce aura lieu en Normandie dont le lieu exact sera précisé ultérieurement.

