Pour cette interview, nous avons choisi de nous retrouver, Florence et moi, dans un lieu élégant et chaleureux « L’Hortensia » situé dans le 17e arrondissement de Paris. Professeure émérite à l’ESCP Business School, Florence dirige le CERALE, Centre d’Etudes et de Recherche Amérique latine Europe. Elle est également membre fondateur et présidente de la chambre ALFA – Argentine France Business Forum.
Par Diane Cardoso-Gomes, fondatrice de Paris Latina News

Bonjour Florence, un grand merci d’avoir accepté cette interview.
Florence : Bonjour Diane, c’est un vrai plaisir pour moi.
Vous êtes franco-argentine, parlez-nous de vos origines…
Florence : Je suis née à Paris, d’une mère très parisienne et d’un père argentin descendant de l’immigration italienne. Cela a été un élément constitutif de mon identité puisque j’ai toujours grandi dans ce milieu biculturel. Nous sommes une famille de 5, je suis juste au milieu. A l’âge de 4 ans, mon père, après avoir été médecin boursier à Paris, est revenu en Argentine pour exercer à l’Hospital de Clínicas de l’Université de Buenos Aires, ville où il créa également son cabinet. J’ai grandi là-bas, en y faisant l’école primaire, l’école secondaire, la fac… mais avec une mère qui a toujours injecté une forte dose d’esprit français dans notre foyer : nous parlions français une fois passée la porte de notre domicile. Et nous avions la chance de venir tous les ans en France.
Quel est votre parcours académique ?
Florence : Mon ancrage disciplinaire entre 18 et 24 ans est dans les lettres classiques et la philologie gréco-latine. Nous étions un petit groupe à la Facultad de Filosofía y Letras de l’université de Buenos Aires, dans l’option « Letras clásicas ». Un groupe de 8, hyper bosseur, extrêmement engagé, on a eu des professeurs fantastiques : un était membre de l’Académie des lettres, l’autre avait fait son doctorat à Heidelberg, en Allemagne, un autre à la Sorbonne, en France. Je me suis nourrie de latinité et d’hellénisme. Je ne savais pas trop ce que j’allais faire après avec cela. A l’époque, les filles nous n’étions pas élevées dans l’idée de déboucher sur un travail, une fonction. Mais avec ces études approfondies comme bagage, j’ai toujours eu le sentiment de toucher l’essentiel de la civilisation occidentale. Après avoir travaillé longtemps avec Thucydide, Sophocle, Homère, Virgile et Horace, j’avais l’impression d’être équipée tant pour comprendre le présent que pour mes vieux jours. A l’âge de 26 ans, j’ai été nommée chargée de TD à l’université de Buenos Aires. J’ai accompli cette tâche (ma première expérience d’enseignante !) pendant un an et puis j’ai décidé de faire un doctorat. C’était naturel d’envisager de le faire en Europe et à Paris, surtout pour les disciplines gréco-latines. J’ai toujours eu la double nationalité, songer à la Sorbonne, cela coulait de source, et me voilà arrivant à Paris IV où finalement je m’engage et je fais mon DEA en latinité tardive.
Je tiens à rendre hommage à mes professeurs dont je suis très fière ; j’ai fini major à l’université de Buenos Aires et j’ai fait mes études avec passion. J’ai toujours adoré ce que je faisais. J’ai rejoint l’ESCP, grande école de management, pour enseigner l’Espagne (qui rejoignait l’UE en cette année 1986) et l’Amérique latine. Et puis, chemin faisant, j’ai décidé de mener ce fameux doctorat en même temps que je travaillais, que je développais la coopération avec l’Amérique latine à l’ESCP et que je construisais ma petite famille de 4 enfants. J’ai fait ma thèse en Histoire des Civilisations occidentales, avec une approche en « relations internationales » et avec une directrice de thèse formidable. Je me suis penchée sur les politiques de coopération entre la France et l’Union européenne d’une part, avec toute cette articulation bilatérale-communautaire qui est passionnante, et l’Amérique latine d’autre part, plus spécifiquement l’Argentine.
Vous avez un brillant parcours professionnel, pourriez-vous le détailler ?
Florence : En France, ma carrière s’est développée à l’ESCP, une école d’excellence pétrie dans la dynamique européenne, où j’ai trouvé un espace vierge concernant l’Amérique latine. Cette partie non négligeable du globe n’était pas dans les radars. Imaginez-vous au début des années 90, nous étions comme toute grande école, internationaux, mais avec un tropisme anglo-saxon et asiatique. N’oublions pas, je suis dans une école de management, pas à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales ou à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique latine où mon aire géographique aurait sa place naturelle. J’étais convaincue qu’il y avait des choses à faire à ESCP, que cela avait du sens de confronter notre façon de voir le management européen avec les Latino-américains qui restent proches pour nous tout en étant aussi influencés, dans ce domaine, par les Etats-Unis et confrontés à un environnement qui diffère du nôtre. J’ai pris cela à bras le corps et j’ai eu de la chance car tous mes directeurs m’ont fait confiance. J’ai eu le sentiment d’avoir « carte blanche » pour mener à bien cette tâche, je me suis toujours efforcée de faire les choses sérieusement et j’ai eu la confiance de mes collègues et de ma direction et bénéficié de l’intérêt de mes étudiants… Ce fut encourageant. Notre directeur actuel, l’autre jour lors de la cérémonie de vœux, a partagé une vision du monde que j’accompagne tout à fait : il faut que l’on apprenne à regarder d’autres espaces, ce que d’aucuns appellent aujourd’hui « le sud global ». J’insiste toujours sur ce point, mais dans les sciences de gestion ce n’est pas toujours évident pour tout le monde.
J’ai développé une autre expertise mais tout se rejoint finalement : j’ai été fascinée par l’étude des expositions universelles. A la fin des années 80, nous avons fait un voyage en Andalousie et Séville se préparait pour l’exposition universelle de 1992, célébrant « l’ère des découvertes », 500 ans après le débarquement de Christophe Colomb dans les Antilles. Le sujet des grandes expositions m’a interpellée. J’ai adopté la démarche de chercheur et me suis retrouvée avec un chantier absolument fascinant d’un point de vue intellectuel. Un concept datant de 1851 mais qui fonctionne toujours parce que l’on continue d’organiser des expositions universelles. Je me suis aperçue aussi que c’était un espace béni pour les relations internationales et pour le développement de projets internationaux. J’ai embrayé là-dessus avec tout ce qui était politique d’influence, soft power, coopération culturelle. J’étais et suis toujours enthousiasmée par ces thématiques. Je les ai menées de front avec des enseignements et des publications concernant l’Amérique latine, le soft power, la géopolitique. Comme professeur chercheur, j’ai toujours aimé travailler en équipe. J’ai été fascinée par toutes les recherches qu’on a faites avec certains collègues sur les PME européennes en Amérique latine et vice versa. Interviewer des dirigeantes et dirigeants a été un véritable plaisir, la recherche qualitative est très stimulante. J’ai aussi travaillé sur l’entrepreneuriat féminin, entraînée par des collègues de Colombie et du Pérou. J’ai monté le réseau latino-américain à ESCP, un réseau de seize partenaires académiques de qualité. Simultanément, je me lance dans la création du CERALE – Centre d’études et de recherches Amérique latine Europe – en 2000, en en faisant un outil structurant de notre coopération avec la région. Avec nos partenaires latino-américains nous avons développé la mobilité étudiante, la mobilité de professeurs, des séminaires spécialisés et, en même temps, de la recherche en réseau. C’est la raison d’être de CERALE qui débouche, entre autres, sur nos grands colloques internationaux qu’on arrive à faire tous les 2 ans.
Qu’est-ce que le CERALE vous a apporté personnellement ?
Florence : Le CERALE m’a confirmée dans mon rôle de passeur et m’a confortée dans cette conviction : les regards croisés s’imposent dès lors que l’on souhaite traiter des phénomènes complexes qui mobilisent des individus provenant d’horizons différents. Autre élément : une recherche en management, me semble-t-il, doit être au service des entreprises. J’ai développé le CERALE un peu comme une start-up, from scratch, en essayant d’entrainer les collègues chercheurs des deux continents. J’enseigne aujourd’hui ce que l’on appelle en anglais les « international affairs », au carrefour du management, de l’économie et de la géopolitique.
Quelle est votre vision de l’entrepreneuriat ?
Florence : Plusieurs études que nous avons menées au CERALE ont porté sur les PME. C’est stimulant de travailler avec des petites entités où la dirigeante ou le dirigeant sont aux manettes de la stratégie, de l’internationalisation, parfois de nombreuses autres fonctions. Il y a des grosses PME mais vous en avez d’autres de 10 personnes. Ce contact avec le terrain est extrêmement stimulant… Chaque entretien m’a toujours donné envie de monter ma boîte (rires). Une collègue de l’université des Andes à Bogota et une autre d’une très belle école péruvienne m’ont embarquée dans l’entrepreneuriat féminin. Nous avons travaillé en adoptant différents angles tels que l’incidence du milieu familial chez les entrepreneuses. Nous avons aussi remarqué que les femmes étaient très sensibles aux critères ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) et que leur développement international était guidé par ces principes, une façon de voir l’international de façon très inclusive… Nous avons observé des scientifiques superbes qui ont, par exemple, travaillé sur des transformations d’algues en produits nutritifs. Des initiatives magnifiques. Je suis également membre du réseau Marianne, un réseau franco-argentin de femmes, des femmes référentes dans leur secteur : du monde académique, culturel, scientifique, artistique et de l’entreprise.
Quant à ALFA (Argentine France Business Forum), je le vis comme de l’entrepreneuriat institutionnel. Là aussi nous sommes partis de rien, avec une dizaine de membres fondateurs et en mettant les mains dans le cambouis. J’ai l’honneur d’en être la présidente.
Une conférence très intéressante a eu lieu le jeudi 20 mars à la Chambre de Commerce du Brésil en France – sur les défis et perspectives de la gouvernance d’entreprise | Regards croisés France-Brésil.

Vous parlez plusieurs langues, il me semble que vous pratiquez également le portugais…
Florence : Oui, je parle plusieurs langues latines : français, espagnol, italien et portugais. Je parle aussi l’anglais et un petit peu d’allemand. A l’époque, à l’université de Buenos Aires, on nous conseillait d’étudier l’allemand parce qu’il y avait des grands hellénistes et latinistes de l’école allemande. Quelque part, il fallait lire l’allemand. J’aime beaucoup cette gymnastique intellectuelle : vous avez plusieurs façons d’exprimer un concept, une pensée, un sentiment. Et puis, le fait de camper toujours sur deux hémisphères fait partie de mon ADN : l’hiver n’est pas qu’en décembre cela dépend où vous habitez. La neige peut tomber en août ou en janvier. Il peut faire très chaud en juillet ou en février. J’aime bien cette relativisation des choses et cette multiplicité de grilles de lecture, je trouve que c’est extrêmement enrichissant. Cela vous parle aussi j’imagine ?
Parfaitement, on ne voit pas les choses de la même façon, on a une autre ouverture d’esprit, on voyage par le simple fait de passer d’une langue à une autre. J’ai enseigné le français en Espagne donc je vous rejoins totalement. J’aimerais bien apprendre l’allemand car ma grand-mère du côté maternel était de Berlin mais je suis ravie déjà de pouvoir m’exprimer en portugais, en espagnol et en anglais. Poursuivons l’interview sur vos passions…
Florence : Les langues font partie de mes passions. J’adore enseigner. J’aime mettre de l’enthousiasme dans un cours parce que les étudiants accrochent mieux. Je suis passionnée également par la géopolitique, nous sommes servis en ce moment avec tout ce qui se passe ! La musique est aussi une source de plaisir : j’avais des parents très mélomanes et j’ai été bercée, biberonnée à Beethoven depuis toute petite. J’adore les voyages, car dès que vous bougez vous repoussez les frontières du connu… on est interpellé par quelque chose de nouveau qu’on va découvrir et essayer de décrypter, un nouvel horizon. J’ai une profession centrée sur l’humain et qui m’a permis de pas mal voyager et, pour la Franco-argentine que je suis, passer du temps au Mexique, au Brésil, en Colombie…, essayer de comprendre comment ils fonctionnent, qu’est-ce qu’ils ont de semblable avec le Rio de la Plata ou la France, qu’est-ce qu’ils ont de différent, tout cela est extrêmement stimulant. J’aime cuisiner aussi : on est au carrefour du gustatif, de l’olfactif, du visuel. Les fruits et les légumes se déclinent en mille couleurs : quand je vois une corbeille de fruits, je me dis que la nature fait bien les choses. Un bon repas vous permet de réunir des amis. C’est un acte social par excellence auquel s’ajoutent d’autres dimensions : l’esthétique avec l’art de la table, le terroir aussi. Et la santé ! Bien manger et en bonne compagnie, quel régal !
Quelle est votre perception de la jeunesse actuelle ?
Florence : Je trouve que nous avons des jeunes formidables qui s’intéressent à beaucoup de choses et savent se montrer solidaires. On a le défi d’essayer de comprendre leurs priorités, leurs façons de faire. Ca vient secouer nos anciennes façons de procéder et cela fait le plus grand bien. Et puis, il faut agir pour leur laisser une planète où ils puissent s’épanouir. Et aussi leur rappeler que la liberté ça se défend et que la démocratie ça s’entretient.
Avez-vous quelque chose à ajouter pour conclure notre échange ?
Florence : Un pont… tendre toujours un pont. Une fois franchi, l’on s’aperçoit que le fossé n’en est plus un et que l’on est face à une réalité différente qui ne demande qu’à être défrichée.
J’aimerais rappeler l’importance de notre espace euro latino-américain dans le contexte géopolitique de 2025. C’est gratifiant d’œuvrer au développement de ces liens avec des personnes engagées qui ont envie de faire bouger les lignes tout en cherchant ici à établir des complémentarités, là à répondre à des besoins. Et lorsque vous travaillez avec l’Amérique latine dans une école de management, quoi de plus gratifiant que de contribuer à affiner le regard de celles et ceux qui penseront les stratégies de partenariat et d’investissement de demain. C’est ce que l’on fait aussi dans le cadre d’ALFA. L’Argentine est un pays avec un passé économique difficile, émaillé de crises et de promesses non tenues. Elle semble s’engager dans une ère nouvelle.
L’Argentine sous Milei et le pari du libéralisme économique
Cercle France-Amériques, le 2 décembre 2024
Un an après son arrivée au pouvoir, quel bilan tirer de l’action du nouveau Président Javier Milei, surnommé le « Trump argentin » ? Sa thérapie de choc visant à mettre fin à 20 ans de politiques socialistes commence-t-elle à donner les résultats escomptés ? La pauvreté a-t-elle diminué ? La réduction des normes et de la bureaucratie vont-elles rétablir la confiance des investisseurs ? La baisse de l’hyperinflation chronique sera-t-elle durable ? L’approche radicale de Javier Milei, si elle réussit pourrait-elle servir de modèle aux pays européens confrontés à des déficits budgétaires mettant en péril leur stabilité économique ? Pour un dialogue riche sur le sujet, nous avons accueilli le nouveau Conseiller économique de l’Argentine en France, Monsieur Eduardo Boccardo, ainsi que Monsieur Sebastian Nieto-Parra, Chef du Bureau Amérique Latine à l’OCDE, de même que Maître Victoria Alvarez-Le Mentec, fiscaliste internationale, Madame Florence Pinot de Villechenon, Directrice de CERALE à ESCP Business School, et Monsieur Geoff Streeton, Directeur Stratégie, Innovation et Business Development chez ERAMET. En partenariat avec ESCP Business School, le CERALE, la CCLAM et ALFA-Business Forum Argentine France.
